La Reine | Une municipalité, une histoire
17 octobre 2025
La Reine
Beaucoup, beaucoup, beaucoup de monde est débarqué ici pour se faire une vie nouvelle en Abitibi dans les années 1910 et 1920. Le personnel de gare les recueillait. À ce moment, c’était le choc des images entre ce qu’ils s’imaginaient par les beaux discours de vente de la colonisation abitibienne, versus ce qu’ils avaient concrètement sous les yeux. Dans les faits, tout restait à faire à partir d’une forêt encore debout. Certains se sont retroussés les manches et ont fait corps avec le territoire, tandis que d’autres se sont servies de l’arrivée à cette gare comme tremplin vers autre chose en région, mais se sont souvenus de La Reine. Ils étaient à une double frontière (Nord et Ouest). Ceux qui se sont ancré dans le paysage d’ici ont des noms de famille qu’on sait reconnaître depuis 100 ans, mais à force de se côtoyer, les prénoms et les surnoms personnalisent l’engagement de chacun dans le tissu social. Ainsi, on demande à Angèle sa recette succulente de salade de macaroni ou à mémére (Pierrette), Grand-mom (Diane) ou Grand-mère (Nicole) pour nous donner un coup de main. C’est tout dire de la grande famille qu’est devenue La Reine avec le temps. Au début des années 1990, Réjean le jovial propriétaire de l’épicerie, a convaincu le village de jouer à nouveau avec le concept du rêve et de la frontière en brassant les cartes. Il fallait contrer la morosité économique nationale par une réponse locale. Quelques mois plus tard, La Reine faisait les manchettes nationales en se décrétant officiellement « Capitale du Bout du Monde »! Le clou du concept : Les immenses portes du bout du monde en bois massif et fer forgé au bord de la rivière Okiko. Aujourd’hui encore, cherchez un employé immigrant travaillant chez Acier JP qui ne s’est pas fait photographier fièrement à côté des portes pour un envoi massif à son réseau, c’est impossible. Ici, rêve et frontière se marient parfaitement.
L’autre concept sur lequel les résidents ont pu jouer depuis longtemps, souvent en clin d’œil comique, est le nom du village qui rappelle la monarchie britannique. Habiter un endroit qui s’appelle La Reine, ça donne le goût d’appeler l’hôtel local de jadis : Hôtel Windsor! Dans le restaurant qui s’y trouvait, on y dégustait une poutine savoureuse comme jamais la vraie reine d’Angleterre n’en a mangé. Et que dire de l’ambiance beaucoup plus festive des conversations d’ici versus celles qui se tiennent avec un petit doigt en l’air dans le Château du même nom au Royaume-Uni. Aussi, l’ancienne fête pour célébrer les anniversaires de mariage des couples et faire des renouvellements de vœux s’appelait : Fête de la fidélité à La Reine! Pourtant, personne ici n’a jamais eu d’attachement particulier pour la reine d’Angleterre. Dans ce village où Joseph Delphis Bureau a mijoté les plans brevetés de l’ancêtre de la motoneige, même l’entreprise industrielle de renom Acier JP connu pour ses conceptions sur mesure, a comme slogan actuel « La reine du custom ».
Pour ce qui est de la Capitale du bout du monde, ce n’est pas tout d’avoir pondu le squelette du concept. Encore faut-il mettre de la chair autour de l’os. Convaincu, Réjean en fier taquin est toujours prêt à vous expliquer ses théories en long et en large. Saviez-vous que la Rivière Okiko est la cicatrice de fusion de la lave lors de la création de la planète et qu’elle est simplement remplie d’eau? Saviez-vous qu’un fin calcul mathématique partant de La Reine prouve qu’en partant d’ici en ligne droite on arrive au bout du monde à cet emplacement précis sur un GPS? Saviez-vous que de l’autre côté du village, il y a une sorte de précipice effarant et venteux mélangé à la brume du marécage qui le précède faisant en sorte qu’ici c’est vraiment la fin, mais qu’aucuns hélicoptères ni personne n’arrive à s’en approcher? Saviez-vous qu’il est possible de se procurer une bouteille d’air pur du bout du monde? Une fois ouverte hors de La Reine, lorsqu’on referme le couvercle, l’air pur s’auto-régénère automatiquement à l’intérieur. Maintenant habitué à voir les choses avec légèreté et en flirtant avec le deuxième degré des « pinces sans rire », les gens de La Reine savent qu’une joyeuse menterie suivie d’un clin d’œil, est ultimement une taquinerie qui peut s’avérer payante.
Un texte de Guillaume Beaulieu
Ce projet a été réalisé grâce au soutien financier du ministère de la Culture et des Communications.






